LES DISCRIMINATIONS POSITIVES

LA RESPONSABILITE OBJECTIVE

 

« La faute est une notion complexe: elle l'est à plusieurs titres: d'abord elle implique l'idée de punition qui, en tant que telle, a fait au cours des temps l'objet d'une utilisation de plus en plus humaniste et pour tout dire civilisée. Elle implique ensuite l'idée de culpabilité: il ne m'appartient pas d'en dire la dimension religieuse car la croyance de chaque citoyen doit être respectée. La punition qui lui est associée, fut elle des plus cruelles, n'a pas nécessairement pour effet de faire reculer le crime, mais au surplus elle est , dans un monde de plus en plus affranchi de la rareté et gouverné par l'abondance des ressources un concept sur lequel il faut s'interroger.

Il y a déjà bien longtemps que nos civilisations ont fait œuvre d'humanisme en considérant qu'une très grande partie des agissements humains, lorsqu'ils portent préjudice à autrui, peuvent être réparés sans que leur auteur ne termine sa vie en prison au bagne ou pire encore sur l'échafaud. Nos sociétés ont inventé le mécanisme de l'assurance pour concilier le droit de chacun à la liberté et à la sécurité et le maintien de l'ordre social. La faute est ainsi devenue, grâce à l'enrichissement de nos sociétés, un coût de déviance, qui doit être pris en charge par la collectivité comme le sont les catastrophes naturelles. C'est la marque de notre degré de civilisation que de privilégier aujourd'hui cette approche économique. »

C'est en ces termes un peu abscons du moins pour la France d'en bas, que s'exprimait Alienor Cerpetta - Badaroz, garde des sceaux exposant à l'Assemblée Nationale les grandes lignes d'un nouveau projet de loi.

Et elle continua : « Marjorie- Lilian Cortes avait ouvert la voie en faisant adopter par la représentation nationale la loi sur les discriminations positives. En dépit de ses difficultés d'application, personne ne conteste aujourd'hui qu'elle constituait une avancée remarquable : d'ailleurs nos amis belges nous ont suivi dans cette voie et les Allemands s'apprêtent à faire de même. Il convient maintenant de compléter ce dispositif, de le parachever, en transformant de manière claire et définitive notre système pénal.

Dans cette affaire, il convient me semble -t-il de dénoncer une fois de plus la mauvaise foi de l'opposition : que n'ai-je entendu dans la presse acquise à ses thèses ? Que ce projet visait ni plus ni moins à absoudre les délinquants et à encourager le crime ! Mais qu'est-ce que le crime pour l'opposition ? Le vol d'un sac à main est il plus grave que la mort de cinq travailleurs parce que l'entreprise n'a pas pris les mesures de sécurité nécessaires ( La ministre faisait allusion à un accident survenu quinze jour plus tôt dans un laboratoire).

Il convient que notre société ramène les choses à leur juste valeur :il ne s'agit nullement d'exonérer quiconque de sa responsabilité. Il convient simplement de dire que dans une société devenue adulte et responsable , la réparation du dommage devient affaire collective :. Tout le monde a compris l'impasse dans laquelle se trouve aujourd'hui notre système : des personnes faisant l'objet de vol , de cambriolage, d'agression, ne sont en fait jamais indemnisées , tout simplement parce que l'auteur de ces faits est insolvable. C'est à la collectivité d'assumer ce risque et de ce point de vue qui, dans l'opposition, peut décemment nous reprocher d'aller dans cette direction ? En échange de cette prise en charge, l'Etat, je veux dire la Nation a le droit de définir ou de redéfinir ce qui est grave et ce qui ne l'est pas. Je considère pour ma part que la négligence d'une entreprise conduisant à un accident grave entraînant non seulement des morts humaines mais encore d'importantes dépenses de réparation est infiniment plus grave que l'incendie de quelques voitures.

J'aimerais rappeler à nos concitoyens cette histoire qui m'a été rapportée par un ami : l'ambassadeur de France chez les Mayas rapporte à son gouvernement qu'il s'agit d'un peuple cruel, égorgeant sans s'en émouvoir chaque année au moins cinq mille personnes. Dans le même temps, l'ambassadeur des Mayas en France rapporte à l'empereur qu'il est dans un pays où l'on peut tuer chaque année sept mille personnes sur la route, grâce à des engins de mort appelés automobiles sans que personne ne s'en soucie. Voilà Mesdames et Messieurs les députés la triste réalité à laquelle il convient maintenant de s'attaquer : la sagesse des Indiens nous montre la voie : ce qui est important, c'est l'étendue du dommage pour tous et pour chacun : c'est pourquoi notre droit pénal doit désormais être fondé sur un principe de responsabilité objective : Le dommage occasionné à la société et aux citoyens et non plus subjective, c'est à dire l'appréhension, toujours délicate de l'intentionnalité de l ‘auteur des faits. La criminologie et la sociologie nous montrent d'ailleurs bien à quel point il est difficile, le plus souvent, de séparer la responsabilité individuelle et la responsabilité sociale dans la survenue de l'acte délictueux.

Il en résulte, qu'en accord avec le Premier Ministre, j'ai décidé de proposer à l'Assemblée Nationale une modification du code pénal en ce sens ».


Si comme à l'habitude, Paul Kurz et Adeline Dupoix-Bourgnol saluèrent l'initiative, si l'opposition, comme à l'accoutumée se montra tétanisée, l'idée recevait le soutien actif de plusieurs associations spécialisées dans la lutte contre la violence objective comme SOS OGM ( qui comme son nom l'indique avait déclaré la guerre aux laboratoires non seulement en raison des dangers que leur activité présentait pour l'humanité mais aussi parce qu'ils torturaient la nature ) et « ARVA : association pour le refus de la violence automobile).


La presse se montra plus circonspecte, soulignant les risques d'une fracture accrue entre le pouvoir et une opinion supportant de plus en plus mal la montée de la criminalité qui avait atteint de nouveaux records. Comme le soulignait le Figaro, « tout donnait à penser, dans ce projet, que l'on se préparait à minimiser la portée des actes intentionnels, en même temps que l'on criminalisait des comportements dont l'actuel code pénal admettait qu'ils pouvaient conduire à des conséquences graves et même à des morts mais, selon la formule consacrée, sans intention de la donner » Le Monde lui-même rappelait dans un long éditorial qu'une telle orientation, sans doute voulue par une partie de l'opinion, constituait un pas important dans la rupture avec l'ordre juridique traditionnel. Depuis le moyen age, on avait fini par admettre qu'il n'y avait de responsabilité pénale que s'il y avait une part d'intention dans cet acte.


Paul Kurz, dans une longue réplique à cet article renversa de manière magistrale cette argumentation en expliquant qu'une telle réforme n'était jamais que l'aboutissement logique d'un accroissement des connaissances et moyens scientifiques et techniques permettant de faire face à la fatalité.

« Prenons l'exemple de l'éruption du Vésuve : à cette époque, non seulement la connaissance des phénomènes volcaniques est quasi inexistante, mais il n'existe aucun moyen technique, qu'il s'agisse de moyens de transports ou de télécommunication qui ait pu permettre d'éviter la catastrophe. Comparons avec la situation actuelle : nous sommes capables de prévoir avec un délai raisonnable ce qui va arriver et nous avons les moyens d'organiser l'évacuation des populations. Il en résulte qu'en cas de nouvelle catastrophe, les responsables politiques et administratifs n'auraient aucune excuse à priori sauf à démontrer qu'ils avaient entrepris tout ce qui était nécessaire pour empêcher le drame.

Comprenons-nous bien : on a présenté ce projet ( certains l'ont fait en tout cas) comme quelque chose de fou et de liberticide qui allait mettre en danger les fondements même de notre civilisation. Il s'agit de rétablir les choses dans leur juste dimension c'est à dire comme une inversion de la logique traditionnelle : auparavant, lorsqu'une catastrophe arrivait, on présumait qu'elle relevait de la fatalité et les victimes n'avaient que leurs yeux pour pleurer. Il s'agit maintenant de considérer qu'un dommage, quel qu'il soit a, à priori, une origine et donc une responsabilité humaine. Le conducteur qui n'a pas vu un feu rouge et cause le décès d'un autre automobiliste est-il moins coupable que le braqueur de banque qui, dans un geste de panique, tire et tue un policier ? Vous conviendrez que vu du côté des victimes, il y a quelque chose de choquant dans le fait de considérer que le premier devrait échapper à toute responsabilité. Comme l'a souligné la garde des sceaux, il y a une criminalité objective, celle qui fauche chaque année plusieurs milliers de personnes sur les routes et dont il convient de dire qu'elle est devenue intolérable »


Libération ouvrit ses pages à une pétition de soutien sur l'initiative d'Alienor Cerpetta-badaroz. Le Professeur Cageot, même décati mais pas au point de rater une interview car toujours à l'affût de telles aubaines se fendit à nouveau dans La Croix d'un article vengeur sur les méfaits de l'alcool et du tabac. C'étaient non seulement Philipp Moriss, la SEITA, Ricard et autres Kronenbourg qui devaient être inquiétés, en tant que personnes morales, mais aussi les cadres dirigeants de ces entreprises qui devraient être traduits en Cour d'Assise pour purification éthilo-tabagique. Enfin, on tenait là un moyen de frapper au-delà du porte-monnaie et la perspective, sinon la certitude de la prison, devraient assécher les vocations dans ce domaine. Car ajoutait il d'un trait assassin, la majorité des décès sont dus aux conséquences de comportements sociaux, lesquels trouvent leur cause dans la fabrication de produits dangereux. Il rappelait d'ailleurs que la Commission européenne avait proposé l'interdiction de la publicité pour les automobiles qui sont des engins de mort et regrettait qu'elle n'ait pas mis sa menace à exécution.


Le professeur Testard et Ulrich Bertin que son passage au ministère de l'environnement quelques années plus tôt n'avait manifestement pas conduit à la rédemption expliquèrent dans un article commun qu'une telle réforme constituait une véritable révolution conceptuelle. Elle portait un rude coup au principe de productivité à tout prix qui caractérisait nos sociétés depuis la révolution industrielle en même temps qu'elle faisait du principe de précaution la nouvelle Bible à laquelle serait soumise toute activité humaine. En mettant en avant notamment le caractère sacré de la vie, comme d'ailleurs de la mort, elle redimensionnait tous nos rapports avec notre environnement humain mais aussi naturel.


Les débats parlementaires furent vifs et il fallut que le Premier Ministre lui-même mette tout son poids dans la balance pour obtenir au forceps ce qui n'était pas moins qu'une réforme profonde du Code Pénal. Au lieu du principe selon lequel la loi distingue parmi les comportements délictueux ceux qu'elle qualifie de crimes de délits ou de contraventions qui sont renvoyés respectivement en cours d'assise, devant le tribunal correctionnel et celui de police, on aurait désormais la règle selon laquelle, le critère n'était non plus la faute de l'auteur mais la nature du préjudice.

Ainsi, tout décès, sans qu'il y eut besoin qu'il fut le résultat d'un acte intentionnel pouvait entraîner des poursuites dès lors que le Procureur, soit de son propre chef, soit saisi par les proches du défunt en décidait ainsi. En dehors de la mort une série d'actes étaient ainsi renvoyés devant la Cour d'assise : les violences ayant entraîné une invalidité, le proxénétisme mais aussi les atteintes graves à la nature que le projet de loi définissait par un seuil de préjudice. Le plus remarquable était que ce seuil devrait inclure le coût de reconstitution de l'équilibre naturel, ce qui criminalisait ipso facto non seulement tout naufrage pétrolier mais aussi tout incendie de forêt.

Une proposition des Verts proposant d'inclure dans cette catégorie les actes de racisme, de sexisme et de discrimination envers les minorités fut rejeté in extremis, mais le niveau des peines que pourrait prononcer en pareil cas le tribunal correctionnel fut aggravé.


Sur un plan pratique, un prévenu traduit en cours d'assise pour avoir causé un accident de la route ayant entraîné la mort avait objectivement peu de chances d'échapper à une condamnation, qui dans le meilleur des cas pour lui était de l'ordre de quatre ans de prison. Il lui fallait en effet démontrer qu'il avait été victime d'un cas de force majeure c'est à dire selon la jurisprudence traditionnelle d'une situation imprévisible et irrésistible. Une atteinte cardiaque pouvait faire partie de cette catégorie si l'intéressé n'avait pas eu d'antécédents.

Une rupture du système de freinage pouvait l'être aussi dès lors que l'automobiliste s'était soumis aux contrôles techniques lesquels étaient devenus semestriels depuis deux ans déjà. En pareil cas, c'est évidemment l'organisme chargé du contrôle qui pourrait lui-même être poursuivi.

Il va sans dire que l'invocation de l'existence d'une plaque de verglas était totalement inopérante, l'intéressé ayant dû connaître, par avance des conditions atmosphériques prévalant ce jour-là et des risques qui en découlaient.


En fait, par rapport au projet initial de Cerpetta-badaroz, de larges glissements s'étaient produits dans l'idéologie juridique du texte. On était parti de cette idée qu'il était profondément injuste que pour un même préjudice on fut indemnisé ou pas. On ne s'était pas rendu compte que la punition de l'auteur de l'acte fait aussi partie de la réparation du préjudice. L'hostilité de Bercy au projet qui voyait déjà une explosion des recours en matière hospitalière ou routière avec leur cortège d'indemnisation jointe à la hargne d'un certain nombre d'associations et de militants de la mouvance contestataire de l'ordre établi, le tout largement relayé par des médias complaisants avaient fait le reste. La représentation nationale se voyait proposer un texte d'une répressivité sélective en même temps qu'il risquait d'être très paralysant pour l'action de tous les jours.

Citant un ancien maire d'une ville de la banlieue parisienne connu pour ses positions anti-politiquement correctes qui avait dit un jour, devant l'acharnement des campagnes anti-tabac : « On ne pourra bientôt plus que péter » Gabriel Leroux, l'un des têtes de file de Force Libérale qui avait succédé à Démocratie Libérale affirma qu'il n'était pas certain qu'une telle faculté fut longtemps offerte à nos concitoyens, soulignant au passage que les décorations des temples balinais rappellent qu'autrefois, celui qui pétait en public se voyait enfoncer dans le cul un bouchon de bonne taille par le bourreau.

Alienor Cerpetta- Badaroz concéda dans une interview au Point ne plus tout à fait reconnaître sa proposition initiale et jugea qu'elle avait été un peu trahie mais elle écarta l'idée d'une démission. Il fallait laisser le temps au temps et dans un an ou deux, il serait temps de procéder aux corrections nécessaires.


Les semaines qui suivirent virent un bon millier de maires déclarer, dans une pétition, qu'ils démissionneraient si le texte devait être adopté par le Parlement. Les Préfets eux-mêmes, dont le sens du sacrifice pour la République et le service public ne sauraient être mis en doute déclarèrent, par le biais de leur association qu'ils entendaient rester à leur poste mais qu'un nombre croissant de décisions, même les plus mineures, seraient renvoyées aux services centraux du Ministère de l'Intérieur pour obtenir son feu vert. Face à un incendie de forêt, le représentant de l'Etat était placé devant un terrible dilemme : envoyer les pompiers et risquer, si l'un d'entre eux trouvait la mort d'être poursuivi devant la cour d'assise pour lui avoir donné l'ordre d'aller au feu ou laisser brûler la forêt et connaître le même sort pour non-assistance à nature en danger.

De manière spectaculaire, un groupe de patrons de grandes entreprises multinationales, soutenus par le Medef annoncèrent qu'ils avaient pris la décision de délocaliser leurs activités à l'étranger, devant les risques évidents d'être envoyés devant la juridiction répressive en cas d'accident du travail ou d'intoxication des consommateurs.

Dans le même temps, plusieurs fabricants de tabac annonçaient qu'ils suspendraient toute livraison sur le territoire français.


Devant la montée des périls, le Premier Ministre réunit ses alliés pour proposer un abandon du projet. L'opposition, mais aussi un grand nombre d'organisations professionnelles avaient appelé à une grande manifestation à Paris pour la mi-avril. Le spectre de l'affaire Savary commençait par hanter les esprits.

L'affaire ne fut cependant pas simple car les alliés refusaient toute solution consistant à enterrer le projet prétextant qu'il s'agissait pour eux d'une affaire de conviction et de principe et que leur électorat ne comprendrait pas un tel renoncement. Il en allait ainsi de la survie de la coalition au pouvoir.

Alienor Cerpetta -Badaroz fut invitée, pour calmer le jeu à donner sa démission. La manière un peu molle dont elle avait géré l'adversité méritait bien une telle punition.


Deux jours plus tard, le Premier ministre nommait garde des sceaux Marjorie Lilian-Cortès qui d'emblée fit une conférence de presse. Avec ce mélange d'assurance et d'arrogance dont elle avait le secret, elle annonça que le projet, dans sa forme était abandonné mais qu'il serait repris sous une forme nouvelle acceptable par la majorité de l'opinion.

« Il me semble évident que dans cette affaire, on a voulu aller trop vite et que l'opinion n'était pas prête à accepter des changements aussi étendus. Le maire, le Président de conseil général, le directeur d'hôpital, le Préfet, mais aussi, ne l'oublions pas le chef d'entreprise et ses cadres ; tous ceux à qui est confiée une fonction d'autorité, tous ceux qui sont à même de prendre des décisions, pouvaient légitimement craindre de se retrouver devant la justice pour des faits qu'ils n'avaient pas voulus. On peut donc et on doit donc considérer que pour tous ces acteurs, pour lesquels pèse une sorte de présomption qu'ils agissent dans l'intérêt général, la législation actuelle doit suffire.

En revanche, il me paraîtrait inconcevable qu'un certain nombre d'activités dangereuses soit pour les hommes, soit pour leur environnement puissent plus longtemps échapper à la rigueur de la loi et continuer à produire leurs effets néfastes. Ainsi en va -t-il, par exemple, de la conduite automobile et des actes conduisant à une destruction de la nature.

Nous allons donc proposer à la représentation nationale d'adopter les dispositions suivantes : « Lorsqu' une activité reconnue comme dangereuse ou préjudiciable au développement durable aura causé un préjudice à autrui ou à la collectivité, l'acte en cause sera assimilé à un acte délictueux dont la qualification sera fonction de la nature du préjudice subi. L'auteur ou les auteurs de l'acte ne pourront en être exonérés qu'en apportant la preuve qu'ils ont du faire face à une situation de force majeure. »


Le Professeur Cageot réagit immédiatement dans la Croix, par une lettre ouverte au Ministre, en regrettant une fois de plus que l'on ait baissé les bras devant les lobbies de l'alcool et du tabac. Il proposa qu'à la notion de préjudice à autrui soit ajoutée celle de préjudice à soi même. Dans le cas où cette proposition ne serait pas reconnue, il conviendrait d'inclure dans la notion de préjudice à la collectivité celui causé à la sécurité sociale par les détestables habitudes des fumeurs et buveurs. Ceci permettrait de poursuivre pénalement les fabricants de tabac et alcool. L'affaire en resta là.


Définir ce qu'était une activité dangereuse ou préjudiciable au développement durable n'était pas mince affaire. Devant l'étendue de la tâche, on décida de confier cette mission à une assemblée de sages, baptisée Conseil des activités dangereuses et contre le développement durable- CADACODD dont la présidence fut confiée au professeur Testard. Elle comprenait des personnes d'horizons variés et notamment des associations les plus en vue dans la lutte pour la reconnaissance de la violence objective. Il fut décidé que cette docte assemblée ferait des propositions initiales, actualisées chaque année, qui seraient transmises au Parlement lequel pourrait décider de les inclure dans le champ de la loi.


Le professeur Testard présenta à la presse les réflexions du Conseil.

Il souligna d'emblée, comme pour rassurer, que les sages avaient adopté une approche modérée et pragmatique puisque, compte-tenu des textes il serait toujours possible d'élargir la liste ou de la réduire au vu de l'expérience. Comme pour mieux souligner son propos, il précisa que certaines propositions n'avaient pas été retenues : ainsi en allait il des sports de lutte ou d'équipe qui jouaient un rôle d'intégration sociale. De même, on avait rejeté, en dépit d'une forte pression, l'idée d'Eglantine König-Hedam d'y faire entrer la violence symbolique telle qu'elle pouvait résulter de la publicité ou de la pornographie ou des diverses représentations attentatoires à la dignité des femmes.

En revanche, y figurait en bonne place la conduite automobile. La voiture était tenue pour un fléau dont il serait souhaitable de se passer dans le cadre du développement durable. Faute de pouvoir le faire immédiatement, il convenait de diaboliser son usage en décidant que les accidents qu'elle causerait devaient engager la responsabilité pénale de leurs auteurs. D'ailleurs, personne n'était obligé d'utiliser une voiture puisque existaient des transports en commun.

On avait cependant exclu du champ d'application de la loi les activités sportives, telles les courses ou les rallyes, en raison de leur caractère marginal.

La chasse était aussi, bien évidemment dans le collimateur. Quelques années plus tôt, la Commission européenne avait profondément modifié le mode de gestion et d'exercice de la chasse. La montée du coût d'accès à ce loisir ( liée d'ailleurs à une super-taxation des munitions pour financer la protection des espèces menacées) jointe aux contraintes encadrant cette activité avaient divisé par dix le nombre des chasseurs. La chasse constituait bien évidemment une activité dangereuse, cela sans qu'il soit même besoin de considérer si elle n'était pas compatible avec le développement durable.

Le second bloc était justement constitué des atteintes au développement durable. Y figuraient d'une part les grandes catastrophes écologiques comme les naufrages de bateaux transportant du pétrole ou des produits dangereux ou polluants, mais aussi les activités industrielles ( le champ de la directive SEVESO était élargi), d'autre part certaines pratiques comme le fait d'allumer des feux pour y brûler des broussailles. Laisser son chat sans surveillance dévorer un oiseau pouvait désormais conduire en prison. En fait, le projet laissait un large pouvoir d'appréciation au juge pour savoir si un comportement était objectivement de nature à porter préjudice au développement durable.


Le projet fut soumis à la représentation nationale qui le vota.


Dans les semaines qui suivirent, on assista à une véritable chute de la circulation automobile. Dans les villes, les bus et métros étaient pris d'assaut et il fallait parfois attendre des heures pour rentrer chez soi après la journée de travail. Le prix des résidences secondaires chuta de moitié. Interpelée à l'Assemblée nationale, Marjorie Lilian -Cortès ne fut nullement ébranlée, estimant qu'il s'agissait de problèmes transitoires qui cesseraient quand les citoyens auraient intégré les nouvelles données. Elle relevait d'ailleurs que selon les enquêtes d'opinion réalisées, la criminalisation des accidents de la route était approuvée par l'opinion. Il est vrai que la Prévention routière s'était offert une campagne de clips sur les chaînes télévisées dans lesquels les auteurs d'accidents étaient systématiquement comparés à des assassins, le tout largement arrosé d'hémoglobine.


Une partie de la magistrature avait peu apprécié cette révolution juridique. Le Président de la Cour de Cassation lui-même, lors de la cérémonie des vœux avait fait part de ses réserves devant les dangers résultant de la nouvelle législation. Certains de ses collègues se montrèrent plus critiques encore, n'hésitant pas à dénoncer ce qu'ils considéraient comme une hérésie juridique et un retour au moyen-âge. Sous la pression des associations, il fallut que le Premier Ministre en personne fasse une intervention télévisée pour rappeler que la magistrature appliquait la loi faite par le Parlement et que dans le cas où ils ne partageraient pas ce point de vue, ils pouvaient toujours aller exercer leurs talents ailleurs. Les menaces de sanction étaient à peine voilées.


Pierre Laguiche était procureur de la République à Digne-les_ bains . Il avait pris position contre le projet. Dans les semaines qui suivirent l'intervention de Matignon, un loup, vraisemblablement échappé du Mercantour avait non seulement égorgé une quinzaine de moutons mais aussi attaqué le berger qui n'avait dû sa survie qu'au passage miraculeux d'une cohorte de randonneurs, lesquels mirent en fuite l'animal.

Une battue fut organisée avec pour objectif de prendre l'animal vivant et de le ramener dans son habitat naturel. Depuis plusieurs années, l'abattage des animaux sauvages responsables de tels accidents était en effet interdit car contraire aux principes du développement durable. On captura la bête, non sans difficulté, en la tirant avec une flèche munie d'un anesthésiant.

Le soir même, alors que l'on s'apprêtait à lui faire regagner le Parc National, le procureur Laguiche fit savoir qu'il inculpait le loup et que celui ci devait être écroué.

Dès le lendemain, assailli par les journalistes il donna une explication de sa décision :

« J'ai lu et relu attentivement les propos de Madame le Garde des sceaux lors de la présentation du projet de loi à l'assemblée . Il me semble que le rejet de la notion d'intentionnalité dans la qualification criminelle d'un acte et le fait qu'au contraire, cette qualification doit reposer sur des éléments objectifs, à savoir le préjudice subi par la victime, doivent conduire à faire le constat que rien ne s'oppose à ce que l'on inculpe cet animal. Je dois rappeler que c'est précisément la règle qui prévalait, dans l'antiquité et jusqu'au moyen age. On rapporte ainsi que dans la Grèce antique, une truie ayant dévoré un nourrisson, fut conduite devant le tribunal et condamnée à la pendaison. Je relève d'ailleurs que l'interdiction d'abattre des animaux sauvages coupables d'actes d'agression, qui est entrée dans notre droit, leurs confère implicitement un statut comparable à celui des humains puisque, comme pour les humains il n'est pas fait usage de la peine de mort. J'ajoute que personne ne contestera qu'il y a un important préjudice puisque le berger est toujours entre la vie et la mort et que dix sept moutons ont été égorgés. Il est d'ailleurs vraisemblable que la bête est responsable de la mort d'autres animaux dans les jours qui ont précédé »


« Tel est pris qui croyait prendre » titra Le Figaro. Le Monde, dans la tradition du sérieux ouvrit largement ses pages à des historiens et à des juristes pour savoir si l'on pouvait valider ou non une telle approche. La décision du procureur suscitait toutefois plus souvent l'hilarité des commentateurs qui y voyaient plus un geste symbolique qu'une véritable intention de mettre en jugement et en prison la gent animale.

Les défenseurs des animaux eurent moins d'humour : Brigitte Bardot annonça son intention d'entamer une grève de la faim si le loup n'était pas remis en liberté. Les écologistes de tout poil et les associations qui avaient soutenu la loi enrageaient littéralement .

La Croix ouvrit ses colonnes à Ulrich Bertin. Celui-ci se lança dans un long argumentaire pour contester la décision . Assez curieusement, il n'attaqua pas sur le terrain de l'irresponsabilité de l'animal mais sur son registre favori ; celui de l'écologie « ayatollesque »

« Monsieur le Procureur Laguiche n'a manifestement pas compris que la loi criminalise les actes qui sont contraires au principe du développement durable. Le fait que nos montagnes et nos forêts soient peuplées de loups , d'ours ou de lynx est pleinement en accord avec ce principe. Si l ‘homme croit bon de disputer ces territoires à la Nature en y installant des troupeaux qui ne sont même pas élevés selon des méthodes traditionnelles , c'est à ses risques et périls. Il convient donc sur cette base, de libérer cet innocent animal et tout au contraire de prendre des sanctions contre ce Procureur qui foule au pied les principes mêmes sur lesquels repose l'avenir d'une civilisation qui doit reposer sur le respect des principes naturels »

et il termina son article par une incantation vengeresse : « il est temps que l'on rassure la Nature en empêchant de nuire le productivisme prédateur »


Marjorie Lilian-Cortes était dans un incroyable état de furie, insultant ses collaborateurs , jetant à terre le téléphone et hurlant qu'elle allait réduire en bouillie cette ordure, lui faire terminer sa carrière au milieu des morues de Saint Pierre et Miquelon ou l'envoyer former à la magistrature les pingouins des iles Kerguelen. Sur les conseils du Premier Ministre , elle n'en fit cependant rien. On craignait par trop que l'opposition se saisisse de ce qui serait apparu comme une atteinte à l'indépendance de la magistrature.

Son directeur de cabinet lui conseilla d'ailleurs de laisser le temps au temps , comme avait dit un certain à qui cela n'avait pas trop mal réussi. Ce crétin de Laguiche, qu'allait il faire avec son loup sur les bras . Déjà , on avait intimé l'ordre au Préfet des Alpes de Haute Provence de faire transférer l'animal dans un endroit approprié pour des raisons de sécurité. Comme le département ne comptait pas de zoo , on du négocier avec un cirque de passage la location d'une cage. Ceci eut pour effet de voir débarquer BB à la tête d'un groupe d'amis des animaux, ce afin de dénoncer les traitements inhumains auquel était soumis le pauvre animal.

Le gouvernement redressait la tête . Marjorie Lilian -Cortés, invitée sur une chaîne de télévision le dimanche suivant , promit, ironique , de transmettre les aveux du loup à la presse dès que Mr le Procureur aurait procédé à son interrogatoire.

Toutefois, dans la semaine suivante, à Mont de Marsan , un juge d'instruction faisait la même chose pour un chat qui avait été surpris en train de croquer des lapins de champs . Puis, dans les semaines qui suivirent, on inculpa pèle- mèle des chiens mordeurs de facteurs , des renards voleurs de poule et même un âne qui avait sailli l'ânesse du voisin pour viol aggravé, car il avait brisé la clôture de l'enclos et lui avait mordu l'échine !

La situation devenait délicate pour le gouvernement et surtout pour Marjorie Lilian -Cortes . Elle eu beau dénoncer l'irresponsabilité patente de la magistrature , rien n'y fit.

Dans le Monde , Abel Kahazan , Président de SOS Homophobie fit part de ses inquiétudes. Tout donnait à penser qu'au train où allaient les choses, les malades du Sida dont les homosexuels constituaient toujours la majorité pourraient être la cible de recours. Des pétitions étaient organisées et le gouvernement perdait un à un les soutiens qui lui avaient permis de faire passer le texte. Seules les associations à l'origine de la loi restaient sur le bateau.

Le Premier Ministre annonça qu'un projet modificatif serait soumis à l'assemblée.

Marjorie Lilian -Cortes comprit que pour calmer le jeu, elle devait débarquer. Elle envoya à la presse un communiqué qu'elle qualifia faussement de testament politique. En effet, telle les émigrés d'après la Révolution, elle n'avait rien appris et rien oublié.

« Je quitte ce gouvernement puisqu'il apparaît que c'est le prix à payer pour assurer la concorde de nos concitoyens. Je le fais avec la conscience d'avoir entrepris trop tôt ce qu'il faudra faire tôt ou tard. De manière croissante, nos citoyens diront qu'ils n'acceptent pas de souffrir de la perte d'un être cher et que, dans le même temps, la Société et l'Etat se désintéressent de cette souffrance. »


Quelques jours plus tard, SOS OGM et ARVA annonçaient qu'ils créaient un nouveau parti politique qui regroupait déjà quatre vingt dix mille adhérents. Le congrès constitutif se teint dans la foulée et Marjorie Lilian-Cortès en fut nommée présidente.