LE KHMER VERT

LE KHMER VERT


Après la défaite du Ministre de la Santé Publique à l'élection municipale de Colmar, qui avait vu la victoire du candidat du Front National, celui ci démissionna . Son remplaçant congédia le Professeur Cageot qui n'en retourna à ses chères études , non sans avoir auparavant commis un dernier arrêté interdisant toute une série de produits et pratiques alimentaires et obligeant désormais à mentionner un avertissement sur les boites de maquereaux au vin blanc, les vinaigres d'alcool et de vin et de multiples préparations du même type.

Cependant dans ce monde désormais presque expurgé de tout vice ou à tout le moins dans lequel la pratique de ce vice finissait par entamer le porte monnaie, la morosité continuait à régner.

Pourtant , le gouvernement n'avait pas ménagé ses efforts pour sensibiliser les citoyens à la joie qui découle d'une vie saine et en harmonie avec la nature. Ainsi, à l'initiative conjointe des ministères de la Santé publique , de l'Environnement et de la Culture avait été créée une journée de l'Eau. Elle était l'occasion de manifestations diverses associant les écoles , les entreprises et les associations . La plus remarquable était celle qui se déroulait dans chaque département à l'initiative des Tasteflotte, association reconnue d'utilité publique dont le nom était inspiré d'une autre célèbre confrérie désormais vouée aux gémonies et qui à l'occasion de cette journée organisait des dégustations. La journée donnait lieu à différentes manifestations sportives et artistiques sur les divers thèmes liés à l'eau. A cette occasion les débits de boisson étaient invités à ne servir que des boissons non alcoolisées.

L'automne vint très tôt et on enregistra en septembre des records de froid. L'hiver fut à l'avenant avec des températures qui frôlèrent les - 25 degrés dans le Jura et les Ardennes et surtout une très longue période neigeuse puisque les premiers flocons étant tombés début janvier, la neige ne fondit que début mars.

Il n'en fallait pas plus pour que les écologistes de tout poil sonnent le tocsin de l'effet de serre. Car pour tous ceux qui n'avaient pas compris la nature profondément perfide de cette forme moderne de l'apocalypse, l'effet de serre peut prendre les formes les plus variées et les plus inattendues : du réchauffement qui fait que la mer vous monte en quelques années au pied de la Tour Eiffel jusqu'aux pluies diluviennes en passant par la glaciation liée au détournement du Gulf Stream et bien sûr la désertification de certaines régions et la sécheresse en Inde ou au Botswana. Tout doute fut balayé rapidement. Le ministre de l'Environnement traita publiquement de monstre irresponsable et de technocrate obtus un malheureux météorologiste qui, lors d'un débat, s'était hasardé à rappeler que le pays, avait, dans un passé non lointain connu de tels épisodes hivernaux. Ceux dont l'esprit était encore rétif à admettre que l'humanité allait enfin expier ses péchés contre la nature se terraient. Le primat des Gaules profita même de l'occasion pour faire dire quelques messes de repentance ; on ne savait jamais et si cela ne faisait pas de bien , cela ne pouvait faire de mal. Les témoins de Jehovah croulaient sous le poids des conversions.

La presse unanime dénonçait l'aveuglement de nos dirigeants , pourtant prévenus depuis de longues années de l'imminence du péril. L'affaire tombait mal à quelques semaines des élections législatives...sauf pour Eloi Cardinet, chef de file des écologistes qui allait se laisser porter par la bise.

A moins de quinze jours du premier tour , les Verts talonnaient les socialistes avec presque 20% d'intentions de vote. La droite sortante était d'ores et déjà out L'extrême droite dont le leader avait pourtant saisi l'occasion en attribuant le phénomène pèle-mêle à la mondialisation, à la perte des valeurs traditionnelles et même aux récentes expérimentations atomiques des israéliens piétinait . La peur de l'apocalypse annoncée et méritée faisait plus recette , cette fois , que les incantations contre l'immigration et l'insécurité. Bien que le numéro deux du parti appelât à se rassembler derrière le chef , l'opinion voyait mal comment elle pourrait faire face à la montée des flots marins et renvoyer par charter les icebergs dans leur nordique contrée.

Le verdict tomba :avec 19,5% des voix au premier tour les écologistes faisaient plus que doubler leur score des précédentes élections. A la surprise des observateurs et au grand dam des instituts de sondages la gauche socialiste arrivait tout juste derrière avec 19,2% .

Dans la semaine qui précéda le second tour, les socialistes et les Verts s'accordèrent sur un certain nombre de propositions. Les Verts acceptaient qu'en cas de victoire, le Premier Ministre soit un socialiste, à condition toutefois que ce ne soit pas Aymeric Putanges, l'étoile montante du parti trop lié au monde économique et soupçonné d'être un indécrottable productiviste., mais ayant surtout partie liée aux lobbies du nucléaire et des biotechnologies . Très manifestement , le choix se porterait sur Antoine Eckerman, un transfuge de « Tous exclus » comité qui avait fédéré les différentes associations impliquées dans la lutte pour le droit au logement, contre le chômage et la défense des immigrés.

La victoire de la coalition fut écrasante : même dans certains bastions conservateurs comme l'Alsace ou la Normandie, les Verts arrachaient des positions au détriment des partis de droite. Symboliquement , les Verts l'emportaient à Cherbourg , dans cette circonscription où était située La Hague, lieu maudit par excellence. Même l'extrême droite cédait du terrain dans ses bastions du sud est et de l'est.


La constitution du gouvernement fut conforme au scénario prévu . Eckerman, nommé Premier Ministre, allait accorder aux Verts plus de 40%des ministères dont l'Education Nationale, l'Agriculture , les transports et la Justice.Le ministère de l'Environnement leur revenait , bien sûr, de droit. D'ailleurs, l'accord passé prévoyait un triplement du budget et un doublement des effectifs.

De même, conformément aux nouvelles dispositions constitutionnelles, le gouvernement était constitué pour moitié d'hommes. Cette fois et en rupture avec ce qui s'était passé depuis de nombreuses années, c'est un homme qui fut nommé ministre de l'Environnement.

Pour le grand public , l'homme était inconnu : il l'était moins dans les milieux en prise avec l'environnement où on l'appelait le Khmer vert. Il représentait en gros 30% du courant écologiste et il aurait été difficile de ne pas offrir à cette tendance un ministère. Par ailleurs, si ces positions tranchées excluaient qu'on le nomme dans une structure trop liée aux intérêts économiques et sociaux traditionnels, c'était beaucoup moins le cas à l'environnement où les prises de position avant-gardistes surprenaient beaucoup moins.Et puis , somme toute, comme l'avait dit Cardinet, il serait moins emmerdant à la tête d'une administration d'à peine un millier de personnes qu'en train de grenouiller dans les structures du parti. Mais le leader du parti Vert avait mal évalué les talents du personnage.


Il répondait au nom d'Ulrich Bertin. Fils d'un couple d'ex militants maoïstes ,reconvertis sur le tard comme inspectrice générale de l'éducation nationale pour la mère et comme conseiller à la Cour des Comptes pour le père, le tout en récompense du seul fait qu'ils avaient rendu quelques services douteux aux sbires de l'Elysée , au temps de Tonton, (ce qui leur valait le surnom de Tontonmecoute) il avait été élevé dans une sorte de haine de tout ce que pouvait représenter le monde occidental. Dès les premières semaines , il allait occuper le terrain médiatique, multipliant les mises en garde apocalyptiques , dénonçant les résistances de ceux qu'il appelait les stalino-productivistes les hitléro-nucléaires et les agro-barbares ( ce vocabulaire désignant à la fois EDF, les producteurs de porcs et de volaille, les chasseurs, les constructeurs automobiles, les pétroliers). Le discours était volontiers populiste et démagogique : Un carburant écologique et bon marché était depuis longtemps technologiquement disponible mais les lobbies pétroliers avaient versé d'importantes somme d'argent pour empêcher sa mise sur le marché. Grâce aux verts, la semaine de travail pourrait être ramenée à trois jours , le tout avec maintien des revenus , voire croissance pour les plus défavorisés etc ...

Les catastrophes s'enchaînant décidément , deux événements allaient achever de le placer en position de force.

En traversant la gare du Mans , un train fou, chargé de produits inflammables allait s'engouffrer dans une rue riveraine . L'explosion fit une centaine de morts. Les écologistes, relayés par une grande partie des média s'engagèrent dans une démonstration de l'absurdité du productivisme libéral qui , en imposant un mode de fonctionnement de l'économie fondé sur une utilisation forcenée de l'énergie et un développement hypertrophié des transports ne peut que conduire à des catastrophes grandissantes. Il fallait en revenir à un modèle fondé sur le développement autonome de chaque « pays ».

Quant au second événement, sa survenance resta mystérieuse : on apprit qu'un virus manipulé et destiné à la production de plantes transgéniques avait disparu des laboratoires de l'INRA. Libération, qui donnait cette information soulignait qu'il était susceptible, s'il était libéré en pleine nature et transporté par les pattes des abeilles et des insectes de provoquer des mutations génétiques aux conséquences non mesurables.

Un vent de folie parcourut l'opinion. Dans plusieurs communes de la région bordelaise, le Préfet fit procéder à l'arrachage de toutes les fleurs et végétaux dans les parcs publics et les jardins des particuliers. Les services de l'équipement furent mobilisés pour nettoyer les haies et talus . La police et la gendarmerie furent assaillis dans toute la France d'appels téléphoniques de citoyens français qui déclaraient avoir vu dans le jardin de leur voisin une plante bizarre ou se plaignaient de malaises survenus après la consommation de quelque légume.Tout était suspect, y compris le lait, le fromage et la viande dont la consommation chuta , un article publié dans France Soir sous la plume d'un chercheur du groupe indépendant d'investigation sur la nature ayant mis en évidence le risque de contamination par l'absorption de fleurs de trèfle par les vaches.

Trois jours plus tard , toutes les stations de l'INRA furent fermées jusqu'à nouvel ordre par arrêté du ministre de la recherche. Le Directeur de l'institut, celui de l'établissement où avait eu lieu l'accident et , une semaine plus tard, le ministre lui même étaient mis en examen pour tentative d'empoisonnement.

Ulrich Bertin donna dans la foulée une conférence de presse qui fut, pour lui, l'occasion d'exposer le programme d'action de son ministère pour les mois et les années à venir. Celui ci était baptisé programme écologique pour un développement responsable et durable.

Le premier volet portait sur l'usage de l'énergie : il n'était guère original et ne faisait que reprendre une proposition des verts allemands qui leur avait valu quelques déboires aux élections de 1998 et qui consistait à augmenter tous les trimestres pendant 3 ans le prix des carburants de 10% par trimestre , traitement qui moyennement douloureux au départ donnerait à l'arrivée une multiplication voisine de la valeur de pi ce qui n'était pas pour déplaire à Ulrich BERTIN qui avait toujours aimé étayer ses démonstrations par des outils mathématiques. D'ailleurs , il adorait les exponentielles, les nénuphars dont la taille double chaque année ou les grains de blé joués sur un échiquier qui vidaient les greniers de Pharaon.Il avait été quelques années plus tôt à l'origine d'un essai en collaboration avec le professeur Testard, grand militant de la cause des pauvres et des démunis et dans lequel l'un et l'autre s'étaient livrés à un certain nombre de prédictions tout aussi mathématiques qu'apocalyptiques . Parmi les plus remarquables figurait le fait qu'il faudrait 374 ans pour supprimer le chômage compte-tenu du flux actuel, qu'au rythme de la progression de la maladie , 80% de la population mondiale serait atteinte du SIDA d'ici 20 ans et que l'appauvrissement de la diversité génétique de la faune et de la flore allait faire que dans deux siècles, il ne resterait plus que 34 espèces de plantes et 55 espèces d'animaux à la surface de la terre. Lors d'un débat télévisé, un mauvais esprit avait bien fait observer qu'avec de telles prévisions , on aurait aussi bien pu pronostiquer, en plein 19eme siècle que sur la base du taux de croissance du chemin de fer , on aurait à l'an 2000 25 kilomètres de rail au kilomètre carré ou encore que de telles vues étaient à peu près aussi sérieuses que le montant des intérêts d'un franc placé à 10% à la naissance de Jésus Christ. Ses remarques ne firent que provoquer les protestations de l'assistance et surtout le courroux de l'animateur de l'émission qui lui fit observer que de tels ricanements étaient tout à fait déplacés au regard de la gravité de la situation.


Bien sûr s'ajoutait à cette augmentation drastique des prix l'institution de quotas : pas plus de 1000 litres de carburants d'origine fossile par voiture et par an, une augmentation des taxes sur les péages autoroutiers qui seraient versées à l'agence de l'environnement .


Plus hardi était le second groupe de mesures présentées sous un chapitre intitulé : une vie en harmonie avec la terre.

Ulrich Bertin entendait d'abord, à défaut d'une interdiction immédiate de la chasse imposer un moratoire de cinq ans, pendant lequel toute activité cynégétique serait interdite. Dans le même temps, 10%de l'espace naturel serait réservé à la réintroduction d'espèces plus ou moins disparues comme les loups, les lynx, les ours, et divers volatiles.

Au surplus, et dans le souci de protéger le milieu naturel de prédateurs d'autant plus indésirables qu'ils étaient artificiellement introduits par l'homme, Bertin envisageait la mise en place d'une législation très restrictive sur la possession d'animaux domestiques : il serait interdit désormais de posséder des oiseaux ; les exemplaires existants devant être déclarés. Les chiens et les chats devraient porter une muselière dès lors qu'ils seraient à l'extérieur de la maison ou de l'appartement. Ulrich BERTIN s'était en effet plusieurs années plus tôt fait le porte parole d'un groupe de défenseur des animaux qui s'appuyant sur une étude britannique faisaient valoir que la gent canine était annuellement responsable de la mort de près de 300 millions d'animaux de toutes sortes, généralement exécutés avec une incroyable cruauté. Toute infraction à ces réglementations était accompagnée d'amendes très forte et même de peines de prison. Les préfectures seraient d'ailleurs invitées à tenir un registre des animaux tués sur la route par les automobilistes , à proposer les mesures de prévention qu'ils jugeraient utiles ainsi qu'à appliquer les textes en matière de répression lesquels iraient d'une simple amende à la prison et à la saisie du véhicule en cas de récidive.

Enfin Bertin entendait mettre un terme à la dégradation du milieu naturel en mettant en place une réglementation en matière de protection de la flore. Il serait désormais interdit d'abattre un arbre de plus de 2 mètres sans autorisation administrative sauf dans les lieux réservés à l'exploitation forestière qui devrait d'ailleurs se voir assigner un rôle de solution alternative forte à l'énergie fossile et nucléaire. Par ailleurs, il serait désormais interdit aux particuliers de planter des végétaux qui ne figuraient pas sur une liste d'essences locales autorisées. Les plantations existantes étaient tolérées pour une période de 25 ans à l'issue de laquelle une commission départementale se prononcerait sur le statut de l'arbre : abattage ou conservation avec classement en statut spécial.

Dans ce cadre, l'utilisation de désherbants fut sévèrement réglementée : l'usage, strictement interdit aux particuliers , était réservé aux groupements de valorisation et de conservation des écosystèmes, lesquels pouvaient exceptionnellement les utiliser après avoir procédé à une étude d'impact. L'utilisation d'engrais chimiques devait être interdite avec toutefois un moratoire de dix ans , temps nécessaire à la reconstitution de pratiques permettant la production d'engrais verts ou organiques.

C'étaient là les grandes lignes du projet d'Ulrich BERTIN mais il annonçait que l'administration de son ministère et les associations écologiques planchaient sur des réglementations sectorielles qui seraient portées à la connaissance du public le moment venu.


Bertin avait surestimé la conversion de l'opinion aux charmes de la religion verte .Ce fut un tollé dans toute une partie de l'opinion qui hésitait entre colère et incrédulité. Un parlementaire de l'opposition , hilare, suggéra que l'on mette à l'étude la réintroduction de la bête du Gévaudan dans le bois de Boulogne, un autre que les ossements de l'âne de Brigitte Bardot soient portés au Panthéon. Un troisième déposa même une proposition de loi constitutionnelle prévoyant la parité hommes animaux et chargeant une commission de proposer un dispositif permettant d'assurer , au plan national la représentation des animaux (en installant par exemple une crèche dans l'hémicycle). Un éminent juriste proposa même , dans les colonnes du Figaro, que soient punis les véritables auteurs des crimes perpétré contre la gent animale, que des juridictions spéciales soient ainsi constituées pour juger chats et chiens qui s'étaient rendus coupables d'avoir croqué qui un lapin, qui un chapon.

Le projet souleva un flot de manifestations et protestations. Mais , même rebaptisé Khmertin par la presse, le ministre de l'environnement maintenait le cap avec une conviction qui confinait à l'autisme. Le 12 novembre, une manifestation géante réunit à Paris près de 2 millions de personnes venues pour la plupart de province par cars entiers. A cette occasion , on organisa une cérémonie devant le ministère à l'occasion de laquelle fut déposée une gerbe en mémoire de l'animal inconnu.

Eckermann avait déjà rencontré Cardinet. Ce dernier convenait que l'affaire était grave et que les propositions de Bertin avait un caractère prématuré face à une opinion qui n'était pas encore assez mature pour s'engager dans un mode de production et de civilisation qui soit en harmonie avec la nature. Mais le parti « vert » ne pouvait non plus prendre le risque de la rupture avec son aile la plus dure et la paranoïa de Bertin était suffisamment grande pour craindre le pire. Qu'il soit mis en échec et il démissionnerait à coup sur, entraînant avec lui pas moins de 30 députés qui , à n'en pas douter préféreraient se faire kamikazes plutôt que d'accepter un compromis. L'affaiblissement du parti « vert » qui en résulterait était inacceptable pour Cardinet.

Il fallait donc sortir de la crise par un compromis et puisque Bertin était au fond un immature, la solution n'était-elle pas de lui trouver un jouet ? Ce qui fut fait.

Le Premier Ministre fit une intervention télévisée. Après avoir salué les qualités intellectuelles et le courage d'Ulrich Bertin , il annonça au peuple ce qui avait fait l'objet d'un marchandage entre socialistes et « verts ».Le projet était retiré en raison de l'opposition forte manifestée par l'opinion. En revanche les propositions d'Ulrich Bertin allaient faire l'objet d'une expérimentation locale afin qu'à l'issue d'une période d'essai un bilan puisse être établi et le problème , le cas échéant , reposé aux électeurs ou à leur représentation.

Le ministre des finances dut , selon l'expression consacrée « redéployer » 10 milliards de crédits auxquels s'en ajoutèrent autant en provenance de la DG XI à Bruxelles, dont les technocrates, notamment autrichiens ou scandinaves, avaient été enthousiasmés par le caractère révolutionnaire du projet.

L'objectif était de dégager environ 50 000 hectares de terres . Pour les trouver, on proposa aux communes qui se porteraient volontaires la prise en charge totale de leur budget par l'Etat, aux particuliers qui acceptaient de vendre leur terrain ou de cesser leur activité des indemnisations substantielles . Au bout de trois mois, on avait déjà dégagé plus de 40 000 hectares , regroupés dans trois zones : les Cévennes, le sud des Alpes et la Corrèze.

Une convention liait l'Etat aux communes concernées , aux termes de laquelle celles ci s'engageaient, en échange des moyens financiers qui leurs seraient alloués à mettre en œuvre la politique prévue. On avait par ailleurs modifié le code de l'urbanisme pour permettre la mise en place de toutes les servitudes nécessaires. Sur ces espaces à la population raréfiée , certains découvrirent un beau matin que par arrêté municipal, il était désormais interdit de semer du maïs ou de planter des arbres fruitiers d'une variété autre que celle qui figurait sur une liste consultable à la mairie. Quelques protestations se firent jour. Elles furent vite étouffées et réprimées par les média. Le présentateur de la première chaîne épingla ces irresponsables qui voulaient le beurre et l'argent du beurre : encaisser l'argent des indemnisations et s'abstraire , dans le même temps de leurs engagements. Une manifestation rassembla une cinquantaine de cévenols et autant de sympathisants devant la Tour Eiffel et tout rentra dans l'ordre : le « Bertinstère « comme le titrait le Canard , par allusion au Phalanstère de Charles Fourrier pouvait enfin fonctionner.

Sur l'espace de jeu que le contribuable lui offrait, Bertin pu mettre en œuvre son projet et même aller au delà : seule l'agriculture biologique était admise : l'utilisation des engrais chimiques et des végétaux hybrides était interdite de même que l'introduction d'espèces étrangères à la flore locale . Le recours aux médecines naturelles fut fortement encouragé notamment au travers de la mise à disposition gratuite de services médicaux écologiques qui pratiquaient des thérapeutiques diverses allant de l'homéopathie aux soins par les plantes en passant même par des pratiques plus ésotériques manifestement héritées des manuels de sorcellerie. Les seules concessions faites au diable étaient l'usage de produits anesthésiants chez le dentiste .

Après une année d'expérimentation , Ulrich BERTIN annonça, triomphant, à la presse les premiers résultats de l'expérience. L'emploi avait progressé de 50 % , au point que les zones concernées manquaient de main d'œuvre. Il eut un petit mot condescendant pour le ministre de l'emploi qui continuait à gérer ses quatre millions de chômeurs. Il ne pu s'empêcher devant un parterre de journalistes déjà conquis par la perspective de déguster ensuite un buffet écologique d'asséner ses sempiternelles certitudes avec cet air faussement contrit qui sied à celui qui a la satisfaction du devoir accompli :

« l'expérience menée depuis maintenant une année confirme les analyses selon lesquelles seul le développement écologiquement durable et supportable est susceptible, non seulement de créer des emplois durables, mais d'assurer durablement la croissance du niveau de vie. Ainsi , le passage à une agriculture biologique , respectueuse de l'environnement aura permis la création de nombreux emplois : il a fallu embaucher pour le sarclage manuel des céréales et des légumes, la nourriture des oiseaux et insectes prédateurs des ravageurs. La seule lutte biologique contre les escargots et limaces nécessite l'emploi d'une personne par hectare pour poser les pièges naturels.

Dans le même temps, la création de trois élevages d'ânes destinés à remplacer le transport automobile a permis la création de 150 emplois. La fabrication de fromages de brebis selon les méthodes traditionnelles et naturelles emploie 450 personnes quand seulement 25 seraient nécessaires dans les conditions de production industrielle non durable.

D'ores et déjà, nous manquons de main d'œuvre pour assurer certaines tâches d'enseignement et d'animation. Mais dans le même temps ,et grâce au recours à des pratiques médicales nouvelles, les dépenses maladies avaient déja diminué de 37% »


Un journaliste quelque peu irrévérencieux le coupa dans son élan en faisant observer que tout cela ne pouvait fonctionner que grâce aux énormes subventions que distribuaient l'Etat et la Commission européenne. Il demanda quelle était la richesse effectivement produite et le revenu qui en découlait hors subventions.


Bertin ne se démonta pas :

« votre manière de poser la question montre que votre raisonnement est encore marqué par une vision de l'économie qui n'appréhende que les mécanismes de marché , ce qui précisément à conduit notre monde à sa perte. Notre analyse de l'économie nouvelle respectueuse de l'environnement nous a d'ores et déja conduit à appréhender deux notions.

La première est celle de revenu artificiel non durable ; celui qui est obtenu par prédation sur la nature et qui ne peut pour ces raisons mêmes perdurer en raison du caractère limité des ressources et aussi de la concurrence déloyale et illégitime que l'homme fait aux autres espèces. C'est ce que vous entendez par revenu monétaire ou en nature.

La seconde est celle de revenu naturel durable : idéalement celui ci est constitué de tout ce que peut prélever l'individu sans remettre en cause l'équilibre naturel. Dans le cas de l'expérience en cours, il est bien évidemment constitué de toutes les actions réparatrices qui ont pu être menées . Ainsi, les chasseurs de limace ou les effrayeurs de taupe produisent-ils un travail qui est en lui même un enrichissement pour chacun puisqu'il protège notre mère à tous et donc notre vie. »


Le soir même, le professeur Testard ,invité incontournable des débats et forums déclarait à la télévision que la pensée d'Ulrich Bertin était dans le domaine économique une révolution de la même portée que celle de la relativité dans le domaine de la physique. Le ministre de l'Education publiait un communiqué dans lequel il annonçait que le développement naturel soutenable ferait désormais partie des programmes scolaires obligatoires. Une quinzaine de jours plus tard , le ministre de l'emploi annonçait que toutes les formules d'aide à l'emploi étaient désormais fondues en une seule : le CEDES : contrat d'emploi durable et écologiquement soutenable.


Lors de l'été qui suivit, dans une colonie de vacances installée depuis peu dans les zones libérées par l'expérience vingt cinq enfants de dix à douze ans moururent en quelques jours . Les familles ne furent averties qu'une semaine plus tard et encore par hasard, la gendarmerie ayant joint la direction du centre pour les prévenir d'un accident ayant coûté la vie aux parents de deux pensionnaires des lieux. C'est à cette occasion que la maréchaussée apprit qu'un des enfants était décédé. Ce ne fut pas sans mal que les services médicaux purent pénétrer dans les lieux, les responsables ayant expliqué préalablement à la préfecture que les enfants étaient pris en charge et qu'une intrusion extérieure serait perturbatrice.

Ce que découvrirent les médecins et infirmières ainsi que les gendarmes qui les accompagnaient dépassait les bornes de l'horreur : les enfants et trois moniteurs étaient morts de la peste :l'immeuble, des caves au grenier, était envahi de rats noirs.

Sur le mur était encadré un règlement un peu jauni et surtout recouvert de poussière et d'un zeste de la crasse ambiante. A l'article 6, il était précisé :

« Dans le cadre de la lutte écologique pour un développement durable, toute chasse aux rongeurs , araignées, chauves-souris et autres animaux ayant élu domicile dans les habitations est prohibée sous peine de sanctions . Sont de même interdits toutes les sortes de mauvais traitements qui pourraient être infligés à ces animaux avec lesquels il est de notre devoir de vivre en harmonie. »

Un communiqué laconique de Matignon annonça le soir même qu'Ulrich BERTIN avait été démis de ses fonctions. Trois ans plus tard, un rapport de la Cour des Comptes dénonçait le gaspillage des deniers publics auquel avait donné lieu cette opération. L'auteur pointait notamment « des dysfonctionnements nombreux et répétés dans le processus décisionnel ayant conduit à des erreurs d'aiguillage et à des manquements qui auraient pu être évités grâce à une meilleure coordination des acteurs sur le terrain et au recours à des processus de décision plus décentralisés qui auraient eu même permis d'instiller une synergie génératrice de rationalité dans l'action publique.